Selon l’Africaniste Georges Balandier, le problème des pays comme Madagascar réside dans la dynamique historique interrompue par la colonisation et la nouvelle dynamique créée par la décolonisation. L’ère postcoloniale de la Grande île est faite des événements de mai 1972 et leurs lendemains. Ils constituent un champ de par excellence pour beaucoup de chercheurs, nationaux et étrangers.
Tant de grandes mutations ont jalonné ces 53 dernières années, après 1972. Mais toutes les réflexions convergent vers une même déduction : le pays et ses citoyens ne s’attendaient pas à la suite durable du premier changement de régime après l’indépendance de 1960. Madagascar a entamé à partir de là une dégringolade inexorable à l’image du rocher que le damné de l’enfer Sisyphe pousse courageusement vers le sommet, selon une mythologie grecque.
De fait, tout est parti du mouvement estudiantin spontané. Celui-ci a été récupéré par des politiciens en porte-à-faux avec ce qui a été alors qualifié de néocolonialisme. L’évolution de la situation a insufflé des dynamiques nouvelles dans la gestion des affaires publiques. Se sont enchaînés la fin de la Première République, l’avènement du pouvoir intérimaire marqué par la nationalisation, les rivalités dangereuses au sein des différentes forces vives de la nation, l’assassinat d’un Chef de l’Etat et la naissance de la Deuxième République sur fond de souverainisme exprimé par la révision des Accords de coopération avec la France et la malgachisation. De la quête de la souveraineté et du populisme, la Deuxième République a mis en dehors les Américains à la NASA d’Imerintsiatosika, les Français de la base d’Ivato et de Diego, les Réunionnais de Sakay.
L’impétuosité de mai 1972 a balayé les acquis de la Première République. Les secteurs productifs ont été les plus durement affectés par la nationalisation. Les nationaux purs ont peiné à s’imposer dans ce capharnaüm de changement inattendu. Ceci invite à dire que les gens n’ont pas été préparés aux mutations soudaines. De fait, le désenchantement s’est vite installé après 1972.
Peu de citoyens sont au courant du secret du succès de la Première République. D’après l’historien Harimino Elisé Asinome, enseignant-chercheur à l’université d’Antananarivo, le seul véritable plan de développement de Madagascar depuis le retour de l’indépendance est celui conçu sous la Première République. Les économistes malagasy sont formels à ce propos.
Ledit plan a porté les traces de la grande perspicacité du Dr Césaire Rabenoro, président de l’Akademia Malagasy de 1973 à 2002. L’analyse historique le confirme. L’homme est directeur de cabinet du ministère de l’Economie et des Finances en 1958-1959 et commissaire général du Plan de 1960 à 1967. Grand commis de l’Etat a laissé des traces ineffables dans les annales économiques de l’île.
Des Journées nationales pour le développement ont été organisées du 25 avril au 4 mai 1962. Des délégués venus des quatre coins de l’île y ont participé. Les discussions sont focalisées sur le chemin à suivre et les stratégies efficaces pour le progrès national. Les participants se sont mis d’accord sur l’élaboration d’un plan de salut national. Le congrès a donné naissance au plan quinquennal (1964-1968). Il s’agit du premier plan de développement national conçu par et pour les Malagasy. Un plan triennal (1960-1963), hérité des initiatives antérieures, l’a précédé.
La puissance coloniale a mis en œuvre dans les années 1950 des plans de développement pour les colonies. Celui pour Madagascar est rendu effectif à partir de 1952. Son exécution a été suivie par un plan quadriennal (1958-1962), le temps où Dr Césaire Rabenoro a migré de la direction du cabinet ministériel à la tête du Commissariat général du Plan. En outre, il a fait partie de la délégation chargée de négocier avec les autorités françaises à Paris en avril 1960 le retour de l’indépendance.
La même année, des études approfondies à l’origine du Livre blanc de l’économie malgache – le reflet de l’économie des années 1950, la société malagasy et les lignes de financement d’alors – ont été réalisées. Le document a fourni les bases de discussion du congrès de 1962. L’Etat a financé à 54 % la mise en œuvre du plan quadriennal qui en a découlé. Le reste des contributions financières provenait des prêts et des aides extérieures.
Les actions sur le terrain cristallisées autour du concept de « développement au raz du sol » ont profité aux communautés de base (Fokonolona) au travers la création d’emplois par le reboisement et la construction des routes, des ponts, des barrages, des puits… Les entreprises qualifiées se sont adjugé les grandes opérations ayant englouti près de 30 milliards de l’ancien franc.
Les unités industrielles de verrerie et de l’exploitation de la viande à Toamasina, de savonnerie et de tannerie à Antananarivo et de textile à Mahajanga devaient leur création à cette dynamique. Il en était de même de la construction des infrastructures modernes (bâtiments administratifs, université, logements sociaux, eaux et électricité…) à Antananarivo.
Le premier plan, exécuté à 60%, a connu un succès réel en dépit des lacunes principalement dues aux catastrophes naturelles ayant durement affecté le secteur agricole en particulier. La croissance a alors atteint 4% contre la prévision de 5,5%. Mais la réalisation du plan a contrarié certaines régions. Des murmures ont gagné du terrain parallèlement à la guerre de leadership qui a couvé au sein du parti au pouvoir, le PSD. Cette dissension interne était même identifiée comme parmi les causes lointaines de la chute du président Tsiranana en 1972.
Après le bilan, les dirigeants ont organisé en 1971 un autre congrès qui s’est tenu à Ankorondrano, Antananarivo pour concevoir le deuxième plan de développement, entériné par le Sénat en octobre 1971. Le nouveau plan a mis en exergue trois points : amélioration des conditions de vie des citoyens, indépendance économique et distribution plus équitable des ressources nationales.
Le nouveau plan présenté sous forme de loi porte en soi les relents des pratiques proches du socialisme. Il sera alors question de revoir le mode de gouvernance par l’amorce de la décentralisation, la création des coopératives, l’ouverture des fermes d’Etat et le redressement des banques ainsi que les grandes industries. Dr Césaire Rabenoro a préparé en 1967 le deuxième plan et l’a soumis au gouvernement en avril de cette année.
La vision de l’homme d’envergure exceptionnelle est concentrée sur la mise en valeur des secteurs de production, de l’agriculture, la mise en place des coopératives et des structures syndicales, les Communes, la promotion de l’enseignement technique, la formation des opérateurs nationaux, la révision de l’import et de l’export, la promotion du commerce interne et la réforme du système éducatif pour être en phase avec les besoins de la nation.
Ces points ont été discutés lors du congrès de 1971 qui aurait dû se décliner en un plan triennal. Les participants ont insisté sur la réforme de l’éducation, celle de l’économie et la malgachisation de la gestion des affaires nationales. Ceci correspond au souhait exprimé par Césaire Rabenoro à l’indépendance.
Il y est revenu lors du second plan de développement. Le planificateur qu’était Dr Césaire Rabenoro a eu le génie de faire participer les Malagasy au processus de développement national par-delà le partage des connaissances et des expériences personnelles à des fins socialement utiles. Mais tout cela a été tombé à l’eau après 1972 où Madagascar est au rendez-vous des actes manqués.
M.R.